Le Point - Un été meurtrier Megan Abbott et le ventre des femmes

Voici venu le temps des bains de soleil… et de sang, pour les amoureux de polars. Western moderne, thriller érotique, histoire de fantôme, fable écolo : notre sélection pour frissonner tout l’été.

Ne cherchez plus le roman sombre qui hantera vos nuits estivales : Megan Abbott est la reine des atmosphères opaques et des dangers rampants. Grande plume américaine du roman noir (elle a été récompensée du prix Edgar-Allan-Poe en 2008 pour Adieu Gloria), elle s’intéresse souvent, avec une justesse assassine, aux destins féminins. Elle publie Attention à la femme, polar à l’atmosphère entêtante qui se déploie avec une lenteur calculée, comme un serpent quittant la mue des apparences pour se transformer en monstre, crocs en avant. Il faut conduire longtemps, dormir dans des motels, traverser le plus grand pont suspendu des États-Unis pour arriver dans le petit coin du Midwest où Jacy et Jed, jeunes mariés, futurs parents, s’en vont passer les fêtes du 4 Juillet. Les voici dans la grande demeure du père de Jed, le Dr Ash, ancien médecin. La maison est figée dans le souvenir du vieux sang. Ici, une trentaine d’années plus tôt, la mère de Jed est morte en lui donnant la vie, sous le regard impuissant de son mari, qui en a raccroché son stéthoscope : plus question pour lui de soigner des gens quand il n’a pu sauver sa femme. Mme Brandt, la gouvernante, veille sur Jacy comme le lait sur le feu. Le Dr Ash n’en finit plus de lui prodiguer des conseils. Hicks, « un ami de la famille », passe ses nuits fusil sur les genoux : tout autour, les bois sont épais, le puma rôde. La gouvernante met en garde : « “Ce sont des animaux cachottiers.’’ Sa bouche ressemblait à une fermeture Éclair, où s’alignaient des dents éclatantes. “La pire espèce.’’ » Mais une autre espèce, non moins cachottière, non moins sauvage et vorace, fait planer une menace sur la vie de Jacy. L’homme qu’elle croyait connaître se révélera différent de ce qu’elle imaginait : « On épouse toujours un inconnu », lui avait dit sa mère. Et avec lui, on épouse, parfois, dans ce Midwest profond, une histoire, un héritage, des traumatismes, une vision du monde et des autres, un destin tracé selon des desseins de croquemitaine. On devient proie. Jacy se laisse couler dans la torpeur moite des nuits et des jours d’été, coupée du monde. Pas de wi-fi, pas de réseau téléphonique. Quand elle se met à saigner, le médecin du coin est catégorique : son placenta est défaillant, elle pourrait perdre le bébé. Impossible de quitter le manoir, et voici qu’elle devient objet d’étude, son corps et son dossier médical disséqués, au mépris de son intimité. Un mot est jeté : elle aurait « commis », plus jeune, un avortement. La voici « mauvaise mère » avant même de l’être. Sous l’œil des hommes – médecin, mari, beau-père –, Jacy est un animal parmi les autres, malade, vulnérable, potentiellement dangereux. Que fait-on ici aux femmes qui portent des enfants ? Ce conte noir, sorte de Barbe-Bleue moderne, sur lequel plane aussi l’ombre de La Servante écarlate, est un livre de rage contre l’Amérique de Trump, sa concupiscence et sa haine pour le corps féminin, son mépris de leur intelligence, le sort glaçant qu’il leur promet

PAR ÉLISE LÉPINE